Le couple villes/campagnes est l’un des fondements des rapports des sociétés à leur espace. Dans les sciences sociales, la dichotomie rural/urbain a fondé des champs spécialisés, et leurs relations ont longtemps constitué un des thèmes majeurs des recherches, comme révélateur du fonctionnement des solidarités territoriales et de l’organisation de l’espace à moyenne échelle, celle des régions et des États.
Au cours des dernières décennies cependant, de nouvelles dynamiques ont fondamentalement modifié ces interactions : renforcement des mobilités résidentielles et liées au travail, diversification des formes d’activités, émergence de préoccupations environnementales, nouvelles demandes par rapport à l’espace rural, notamment la quête de « nature ». Le brouillage des frontières entre urbain et rural introduit par la périurbanisation, par de nouvelles formes d’urbanisation par le bas, ainsi que par la contraction de l’espace-temps et les sauts d’échelle résultant de la mondialisation des échanges ont souvent relégué au second plan la réflexion sur les échanges et solidarités territoriales entre villes et campagnes, avec un déplacement significatif des termes utilisés et des thématiques abordées. Il est désormais plus souvent question d’un gradient (ou d’un continuum) urbain/rural, et les analyses sont davantage axées sur des phénomènes tels que la périurbanisation, la rurbanisation, le rapport sociétés/nature, la ville durable, la diversification rurale, la multifonctionnalité, l’écologisation de la campagne, la multi-appartenance et l’identité etc... On observe aussi, dans la prise en compte des ressources des territoires pour répondre à la nouvelle donne de la mondialisation, n’y-a-t-il pas aussi un recul des études sur les interactions territoriales à moyenne échelle au profit d’approches micro-locales.
Pourtant, la question des relations fonctionnelles et politiques entre villes et campagnes ressurgit, lorsqu’il s’agit par exemple de décrire l’évolution des systèmes de production agricole en fonction de la demande (et de la distance) des marchés métropolitains, ou d’analyser les mobilités quotidiennes, les pratiques territoriales ou les trajectoires résidentielles. Des recherches mettent en évidence la pertinence renouvelée d’une approche en termes de complémentarités et d’échanges entre villes et campagnes. Nous proposons donc, dans une réflexion critique sur les catégories et les modèles, de réinterroger les lignes de force de leurs relations dans un contexte de métropolisation, de globalisation (économique et sociale), d’urbanisation accélérée dans les Suds et d’étalement urbain dans les Nords. À travers la montée en puissance de formes alternatives à l’ancien modèle dichotomique opposant monde urbain et monde rural, la reconfiguration des rapports villes-campagnes met en évidence l’émergence de nouveaux rapports aux territoires avec l’accélération de la mondialisation.
Sont attendues des contributions mettant en regard villes et campagnes, pour nourrir des approches comparatives en référence à des situations rencontrées dans les Nords comme dans les Suds. Dans l’analyse des systèmes – ou des régimes – de relations entre villes et campagnes, quatre entrées seront privilégiées pour dégager des types de rapports existant entre ces espaces, à différentes échelles.
1) Systèmes d’activité et mobilités des personnes et des groupes entre villes et campagnes
À l’heure de la mondialisation et face aux crises touchant tant les villes que les mondes ruraux, les systèmes d’activité s’appuient sur des complémentarités entre les deux types d’espaces dans le cadre de stratégies portées par des acteurs individuels ou collectifs : migrations des ruraux en ville et à l’étranger en quête de ressources nouvelles ou de revenus complémentaires, échanges multiples entre citadins et ruraux (transferts financiers, place de l’économie résidentielle, produits alimentaires, savoirs, savoir-faire, informations, modèles de consommation, etc.). Les mobilités, qu’elles s’appuient sur des réseaux sociaux fondés sur les liens familiaux, la proximité d’origine ou tout autre type de relation, permettent de mobiliser des ressources au profit des individus ou des groupes vivant aussi bien en ville qu’à la campagne. Quels rôles jouent ces échanges et ces complémentarités dans l’accès à différentes ressources (sociales, économiques, symboliques) et les stratégies de reproduction sociale de certains groupes de population ? Les conséquences des mobilités sur les régions de départ ne se limitent pas à des transferts d’individus. Dans quelle mesure ces mobilités contribuent-elles à modifier les hiérarchies sociales et les comportements sociaux dans les espaces de départ ? Ne modifient-elles pas les règles d’accès aux ressources dans les campagnes (le foncier notamment) ? Dans certains cas, on observe également le départ des fonctions productives des villes au profit des activités de service, une partie des emplois productifs industriels faisant appel à une main-d’œuvre faiblement qualifiée se localisant dans des espaces ruraux où le foncier est moins coûteux. Comment les restructurations productives reconstruisent-elles les liens entre villes et campagnes ?
Ces nouveaux types de liens conduisent-ils à des échanges dont les portées augmentent, courtcircuitant les échelons les plus proches ? Quelle place accorder aux différents types d’agglomérations dans la polarisation des flux, de la petite à la grande ville, de la cité locale à la métropole internationale ? D’un côté, les migrations internationales qui s’amplifient, n’amènent-elles pas à repenser les relations ville-campagne qui court-circuitent les villes proches ? D’un autre côté, les concentrations métropolitaines ont-elles atteint des dimensions telles que l’essentiel des échanges se fait désormais en interne, avec un accroissement des turbulences au sein de grandes aires urbaines, compte tenu de leurs dimensions et de leur diversification ? En quoi la nature des villes et des systèmes urbains (métropolitains, « mégapolitains », macrocéphales ou non, ou dominés par les villes secondaires) influent-ils sur les relations avec les arrière-pays ruraux ? Les campagnes constituent-elles encore un réservoir (dépeuplé, vieilli, stabilisé dans des fonctions agricoles ou touristiques…) ? Une destination ? Dans les trajectoires migratoires, les allers et retours entre villes et campagnes ont-ils tendance à augmenter ? En outre, les itinéraires migratoires se réduisent-ils à la migration des campagnes vers les villes ? Assiste-t-on à des « retours » à la campagne et ontils tous la même signification ? Dans des situations de crise, les espaces ruraux ne fonctionnent-ils pas souvent comme des espaces refuges ? Peut-on trouver des points communs entre ce qui se passe dans les pays des Nords et ceux des Suds ?
2) Les périphéries urbaines : approches comparatives
La nature même des espaces situés à la périphérie des métropoles et les processus de leur développement ont fait l’objet de très nombreux débats : on a parlé de front pionnier de l’urbain, de métamorphisme, de ville émergente, mais aussi de nouvelles campagnes ; on s’est interrogé sur l’existence ou non d’un continuum social et spatial, d’un gradient en fonction de la distance à un pôle urbain central. Sans revenir sur les acquis de ces controverses, on s’attachera à réinterroger les modes de contact entre le rural et l’urbain, leurs configurations spatiales, et leurs dynamiques.
2.1 Périphérie urbaine et/ou périurbain : quelles configurations spatiales du contact entre ville et campagne ?
Les termes de périphéries urbaines et d’espaces périurbains recouvrent des réalités très différentes, selon les pays, les villes, et, au sein d’une même région, les couronnes et les secteurs. Les morphologies des périphéries urbaines sont irréductibles à un seul modèle, tant leur hétérogénéité est flagrante autour d’une même ville, ce que suggère la notion souvent utilisée de mosaïques. Si la diversité sociale de ces espaces a été largement documentée, qu’en est-il des densités, des niveaux d’équipement, des arrangements territoriaux, des types de contacts entre la campagne et la ville, de la morphologie des fronts urbains ? On s’intéressera aux arrangements territoriaux dans cette zone de contact. Quels points communs entre les Nords et les Suds ? Le développement rapide des classes moyennes dans les métropoles émergentes conduit-il à un rapprochement des formes et des processus à l’œuvre sur les franges métropolitaines ? Le concept de périurbain est-il un concept francofrançais, découlant en partie de l’échelle du maillage communal ? Quelles différences avec d’autres formes observées ailleurs, compte tenu de la diversité des héritages et des maillages territoriaux, des systèmes de gouvernance, des priorités en matière d’aménagement des territoires ?
Dans les Suds en particulier, urbanisation par le bas, densification rurale et multi-spatialité des ressources produisent parfois de nouvelles réalités territoriales qui échappent aux catégories du rural et de l’urbain. Comment interpréter ces façons de vivre l’espace ? Réplique tropicalisée des dynamiques de périurbanisation / rurbanisation connues dans les pays des Nords ou invention d’interactions territoriales originales ?
2.2 Quel avenir pour les périphéries urbaines ?
Ces zones de contact, souvent qualifiées de formes infra-urbaines, ou pré-urbaines, sont-elles vouées à être intégrées voire digérées par la ville ? Forme transitoire condamnée par les injonctions à la ville compacte, ou forme pionnière, modèle de la banlieue à l’ère de l’automobile, plus étalée mais en voie de densification et de diversification morphologique et socio-démographique ?
Aménités paysagères, attractivité des densités intermédiaires, accessibilité contribuent à une forte valorisation des espaces ruraux au contact de la ville, conduisant à une évolution des régimes de propriété, les rapprochant des règles du droit du sol urbain et du fonctionnement des marchés fonciers métropolitains. Quels regards croisés sont portés sur cette zone de contact, dans des contextes métropolitains différents ? Campagne réinventée ? Tiers espace ayant ses qualités propres ? Zone d’attente où se confrontent des dynamiques concurrentes ? Les communications devront permettre, à partir d’exemples pris dans des contextes différents, de comparer des formes et des processus et d’engager une réflexion sur les fonctions dévolues aux périphéries urbaines dans des formations sociales et spatiales différentes.
3) Agriculture et proximité, nourrir les métropoles : des choix convergents dans les Nords et dans les Suds ?
Les fonctions de ravitaillement urbain s’observent depuis longtemps bien au-delà des ceintures de cultures vivrières ou spéciales périurbaines, et de nouvelles spécialisations régionales voire internationales des espaces ruraux se font jour dans certaines formes de ravitaillement urbain. En même temps, on observe des dynamiques de reterritorialisation et de diversification de l’activité agricole intégrant les demandes urbaines, une revalorisation de la proximité, des circuits courts considérés comme garants de qualité. En quoi ces formes d’agriculture émergentes et les demandes sociales en matière de qualité des produits et de protection de l’environnement participent-ils à la reconstruction des rapports villes campagnes ?
Les décalages chronologiques dans l’urbanisation et la mise en place de systèmes de transport efficaces ont conduit dans un premier temps à la forte réduction (voire à la quasi disparition, sauf pour quelques productions très spécialisées) des ceintures agricoles assurant pour partie le ravitaillement des métropoles des Nords, alors que dans les Suds, des formes d’intensification et de spécialisation apparaissaient dans les périphéries des plus grandes villes, souvent portuaires, pour l’alimentation de populations en croissance rapide comme pour l’exportation. Aujourd’hui, on observe une revalorisation de la proximité par les consommateurs citadins des Nords, avec la montée récente, et parfois spectaculaire, du locavorisme. En est-il de même dans les métropoles des Suds, avec le développement d’une classe moyenne éduquée et exigeante, de catégories aisées pouvant supporter des coûts plus élevés ?
Quelles convergences entre les métropoles des Nords et celles des Suds ? Quelles différences, dans les systèmes de production agricole aux marges des villes ? Dans les formes de mobilisation de la main-d’œuvre ? Dans l’évolution des rapports fonciers ? Comment se jouent complémentarités et concurrences pour l’usage des sols et de l’eau aux marges de la ville ? Au-delà de la diversité des situations, les contributions devront s’attacher à mettre en évidence les processus contribuant au maintien, ou au recul, des usages agricoles, et aux mutations des espaces ouverts.
4) Les politiques publiques face aux mutations des relations villes campagnes
Après une époque dominée par les politiques sectorielles ou centrées sur les spécificités urbaines ou agricoles, les approches plus inclusives reviennent sur le devant de la scène, déclinées, en fonction des contextes, selon des terminologies variables (développement local, développement territorial, développement régional, etc.). Il s’agira ici de s’interroger sur la place actuelle des relations villes-campagnes dans les débats sur les modèles d’intervention publique territorialisée, et de questionner la manière dont les outils d’information et d’action sur les dynamiques territoriales prennent en compte les réalités contemporaines des interactions entre le rural et l’urbain.
Ceci peut concerner les pratiques d’aménagement du territoire stricto sensu tout comme les réflexions engagées sur les découpages politico-administratifs et les échelles de la décentralisation, ainsi que des dispositifs d’appui à des filières productives territorialisées. Existe-t-il des politiques d'aménagement spécifiques en direction des périphéries urbaines ? À quelles échelles se déclinent-elles ? Quels en sont les porteurs ? Comment habitants et consommateurs, en interpellant les pouvoirs publics, infléchissent-ils ces politiques et ces pratiques ?
À travers ces questionnements, l’objectif sera de dépasser les approches monographiques pour dégager des types de contact et de relations entre ville(s) et campagne(s), et s’interroger sur l’existence de spécificités macro-régionales : la distinction entre Nords et Suds est-elle toujours pertinente ? Dans des contextes urbains différents, quels processus sont à l’origine des différenciations entre métropoles et villes de second rang ? Les relations entretenues avec les campagnes permettent-elles de distinguer différentes catégories de villes ? Mettent-elles en évidence des temporalités différentes, face aux processus de globalisation ?